« Sois toi-même… mais conforme-toi à tout ce qu’on attend de toi. » — Voilà, en substance, le message paradoxal que la presse féminine adresse aux femmes depuis des décennies. Sous des apparences de sororité et d’émancipation, elle continue souvent à diffuser des injonctions normatives, culpabilisantes et aliénantes. Loin d’être un outil de libération, elle se fait trop fréquemment l’instrument d’un contrôle subtil, mais redoutablement efficace.
Le règne du corps prescrit : une norme qui oppresse au nom du soin
Depuis les années 1950, les couvertures des magazines féminins sont devenues les vitrines d’un corps féminin idéalisé : une silhouette longiligne, des traits juvéniles, une peau lisse, un
ventre plat, des cuisses fermes, des seins hauts, un teint éclatant. Ce corps n’est pas seulement une image : il est une norme, un impératif, une forme de discipline. Et cette norme s’est peu à peu imposée comme un dogme, presque sacré, auquel toute femme est sommée de se conformer.
Les avancées féministes, les discours body positive, ou même les campagnes dites « inclusives » n’y ont rien changé en profondeur. Les corps qui sortent du cadre — gros, âgés, handicapés, noirs, poilus, queer, asymétriques, abîmés — restent marginalisés, invisibilisés, ou mis en scène dans des rubriques exceptionnelles, au ton souvent condescendant. Les titres parlent de femmes « qui osent enfin s’assumer », comme si le fait d’exister dans un corps hors norme nécessitait une bravoure extraordinaire ou relevait de l’anomalie.
Mais ce n’est pas seulement la minceur ou la jeunesse qui sont exigées : c’est la maîtrise du corps. Il ne suffit pas d’être mince, il faut être tonique. Il ne suffit pas de vieillir, il faut bien vieillir. Les rides doivent être « bien portées », les kilos « bien répartis », la grossesse « bien récupérée ». Tout relâchement est suspect. Toute imperfection devient suspecte.
La beauté, dans ce système, devient une performance morale.
- Avoir de la cellulite ? C’est ne pas avoir fait assez d’efforts.
- Avoir des poils ? C’est ne pas être « soignée ».
- Porter un corps lourd ou fatigué ? C’est faire preuve de paresse, de relâchement, voire d’échec personnel.
Le corps devient ainsi le reflet d’une volonté individuelle : il faut « travailler sur soi », « s’entretenir », « se reprendre en main ».
La presse féminine participe activement à cette idéologie du corps à façonner, à corriger, à surveiller. Sous couvert de « bien-être », elle impose un programme de contrôle permanent : régimes, crèmes raffermissantes, routines sportives, cosmétiques « anti-âge », chirurgie « légère », astuces « naturelles mais efficaces ». Elle transforme le rapport au corps en gestion de projet. Chaque partie du corps devient une zone d’optimisation : ventre, bras, fessiers, cheveux, ongles, lèvres, teint… La femme devient son propre manager esthétique.
Ce rapport constant au « pas assez » — pas assez mince, pas assez jeune, pas assez ferme, pas assez lumineuse — crée une angoisse chronique de l’insuffisance. Une peur diffuse, insidieuse, de ne jamais atteindre la norme. Une dépendance aussi, car la solution est toujours ailleurs : dans un produit, un protocole, un traitement, un rituel à adopter.
Ce n’est plus seulement le regard des autres qu’il faut séduire : c’est soi-même qu’il faut convaincre de mériter d’exister.
Et pendant que les femmes s’occupent de se réformer, de se sculpter, de s’effacer, les structures de pouvoir restent, elles, intactes.
L’injonction à la perfection : une double peine silencieuse
Sous ses airs de bienveillance, la presse féminine façonne un modèle de femme à la fois totalisant et inatteignable. Dans ses pages « lifestyle », elle ne se contente plus de conseiller un look ou un mascara : elle prescrit un mode de vie global, un idéal comportemental, un agenda de l’accomplissement.
La femme moderne qu’elle dessine est une véritable super-héroïne du quotidien.
Elle est :
- Ambitieuse au travail, mais sans jamais être perçue comme agressive.
- Mère dévouée, mais disponible pour ses amis, son couple, ses loisirs.
- Épanouie sexuellement, mais pudique et équilibrée.
- Active physiquement, mais fine sans excès, musclée mais pas trop.
- Engagée pour l’environnement, mais toujours chic.
- Créative et organisée, mais zen et flexible.
Ce portrait a tout d’une prison dorée. Derrière le vernis de « l’inspiration », il impose une hyper-responsabilisation des femmes : elles doivent tout gérer, tout réussir, tout incarner. Le moindre domaine de leur vie devient une case à cocher dans un tableau de bord existentiel.
On n’est plus dans la quête du bonheur ou de l’épanouissement personnel, mais dans une course à la perfection permanente, minutée, planifiée, évaluée. Il faut optimiser son temps, son apparence, son alimentation, son sommeil, son couple, son intérieur, ses émotions. Même les règles menstruelles deviennent un « cycle à maîtriser » pour mieux « adapter son alimentation et son sport à chaque phase » – comme si vivre était un business plan à affiner.
Et dans cette logique implacable, le moindre relâchement devient suspect. Une femme qui se dit fatiguée ? Elle « manque de self-care ». Une femme qui refuse de sourire ? Elle « n’est pas alignée avec elle-même ». Une femme en colère ? « Toxique ». Une femme qui n’a pas envie de progresser ou d’être meilleure ? Inclassable, voire marginale.
L’émancipation version presse féminine doit être douce, souriante, colorée. Il faut être libre, mais désirable. Forte, mais aimable. Affirmée, mais douce. Révoltée, mais sexy.
C’est ici que réside la double peine :
Non seulement les femmes doivent tout faire, mais elles doivent en plus le faire sans jamais déranger. Leur perfection doit être fluide, discrète, naturelle. Comme si tout leur tombait dessus par magie. L’effort doit se cacher derrière la grâce. La douleur, derrière la lumière.
Celles qui refusent ce modèle sont alors rejetées dans les marges : qualifiées de négligentes, de paresseuses, de rabat-joie ou de femmes “qui ne se prennent pas en main”. Pire encore : elles sont accusées de trahir les acquis féministes, comme si ne pas « s’accomplir » dans tous les domaines revenait à renoncer à sa liberté.
Mais qu’est-ce que cette liberté, si elle consiste à se conformer à un nouveau moule, simplement repeint aux couleurs de la modernité ? En prétendant célébrer les femmes, la presse féminine exige d’elles qu’elles soient parfaites… et reconnaissantes de l’être.
Une fausse sororité, un vrai marketing
À première vue, la presse féminine semble avoir changé de visage. Elle se veut bienveillante, inclusive, « girl power ». Elle emploie des mots doux : « prends soin de toi », « écoute tes besoins », « aime-toi comme tu es », « tu es assez ». Elle utilise le langage de la sororité, du développement personnel. On s’y tutoie, on s’y confie, on y parle « entre copines ». On s’y dit libre.
Mais cette solidarité affichée est souvent une illusion. Derrière ces messages d’amour de soi se cache un système parfaitement huilé : un marketing ciblé, affectif, redoutablement efficace.
Ce que la presse féminine vend aujourd’hui, ce n’est plus seulement un rouge à lèvres ou une crème hydratante. Elle vend une identité. Un mode de vie. Un rapport au monde calibré. Elle propose à la femme de se reconstruire en permanence — à condition de consommer les bons produits, d’adopter les bons rituels, de suivre les bonnes tendances.
Même les valeurs féministes y sont digérées, aseptisées, réutilisées à des fins commerciales. Le « self-love » devient un slogan pour vendre du yoga en ligne, des cosmétiques bio ou des compléments alimentaires. Le « body positive » est détourné pour promouvoir des marques qui continuent à tailler leurs vêtements du 34 au 40. L’ »acceptation de soi » s’accompagne de pages entières de conseils pour « sublimer ses défauts » — jamais les oublier.
Le discours est flatteur, mais la mécanique reste la même :
- Te faire croire que tu es libre, tout en t’imposant subtilement ce que devrait être ta liberté.
- Te dire que tu es parfaite, tout en te montrant chaque mois ce qu’il faudrait encore améliorer.
- T’encourager à être toi-même, tout en définissant ce « toi-même » à travers des injonctions standardisées.
Ce n’est pas une sororité, c’est une segmentation de marché.
Cette stratégie marketing repose sur une grande ambiguïté : la confusion entre l’intime et le commercial. La presse féminine te parle comme une amie… mais pour mieux vendre. Elle entre dans ta salle de bain, dans ton lit, dans ton ventre. Elle prétend comprendre ta charge mentale, tes douleurs, tes insécurités — mais pour mieux y glisser une solution marchande.
Là où une véritable sororité consisterait à dénoncer le système qui oppresse, la presse féminine te propose de mieux t’y adapter. De t’en accommoder. De t’y épanouir. À condition d’y mettre le prix.
L’invisibilité des autres femmes : un féminisme d’exception
Alors même que la presse féminine se revendique plus inclusive, plus ouverte, plus diverse, elle continue à ne mettre en lumière qu’un profil bien spécifique : celui de la femme jeune, mince, valide, blanche, hétérosexuelle, de classe moyenne ou supérieure, bien coiffée, bien habillée, bien dans sa peau — ou du moins en chemin vers cet état.
Les autres ? Elles sont réduites au silence. Invisibles. Oubliées.
Où sont les femmes noires, arabes, asiatiques, métisses, dans les pages beauté, sans que leur présence ne soit justifiée par une « édition spéciale diversité » ?
Où sont les femmes grosses, sans que leur corps ne soit présenté comme un « message de courage » ou un « acte militant » ?
Où sont les femmes âgées, montrées autrement que dans des reportages sur le vieillissement « positif » à base de yoga et de jus de grenade ?
Où sont les femmes pauvres, précaires, vivant seules, avec des enfants, en dehors des normes conjugales, sans l’armada de produits de bien-être à leur disposition ?
La presse féminine donne parfois un coup de projecteur sur ces femmes. Mais c’est toujours à la condition qu’elles rentrent malgré tout dans la case : bien habillées, inspirantes, « battantes ». Le récit de l’altérité est toléré tant qu’il reste compatible avec les codes esthétiques et émotionnels du magazine : douceur, dépassement de soi, lumière.
En réalité, la norme reste inchangée, simplement élargie à quelques exceptions instrumentalisées. Cela crée une illusion de progrès, mais il s’agit d’un féminisme d’apparat : on célèbre la différence à la marge, tout en maintenant l’essentiel des représentations dans une homogénéité confortable.
Or, ce que l’on ne montre pas, ce que l’on n’évoque pas, finit par être perçu comme anormal, voire inexistant.
L’exclusion des femmes « hors-norme » n’est pas qu’un oubli. Elle est un acte politique. En invisibilisant les expériences diverses — celles des femmes racisées, handicapées, lesbiennes, précaires, neurotypiques, rurales — la presse féminine perpétue un modèle de féminité unique et légitime, et relègue les autres aux marges. Elle reproduit ainsi les hiérarchies de genre, de race et de classe, tout en prétendant les combattre.
Ce silence organisé est une violence symbolique. Il dit aux femmes : « Si tu n’es pas montrable, tu n’es pas valable ». Et cette violence est d’autant plus perverse qu’elle se pare du langage de l’ouverture.
Changer le prisme : vers une presse féminine émancipatrice ?
Et si, au lieu de reconduire les normes qui oppriment, la presse féminine devenait un véritable outil d’émancipation ? Si, plutôt que d’enfermer les femmes dans des modèles préfabriqués, elle ouvrait des brèches, des possibles, des espaces de pensée ? Le potentiel est immense — encore faudrait-il qu’il soit pleinement assumé.
Car la presse féminine a du pouvoir. Celui de dire ce qui est normal. Ce qui est désirable. Ce qui est attendu. Elle a la capacité de définir les contours du féminin, d’en faire un lieu de reproduction sociale ou, au contraire, de contestation. Elle peut être le bras armé du patriarcat marchand… ou son antidote.
Pour cela, il lui faudrait changer radicalement de regard, et cesser de n’être qu’un miroir déformant des attentes sociales. Elle pourrait :
- Donner la parole à toutes les femmes, sans condition de conformité : jeunes ou âgées, valides ou handicapées, précaires, racisées, queer, rurales, militantes, en colère, silencieuses, invisibilisées.
- Déconstruire les injonctions patriarcales plutôt que les déguiser en choix individuels ou en « nouvelles tendances ». Interroger les codes plutôt que les recycler.
- Traiter des véritables enjeux politiques : la charge mentale, les violences sexistes, les écarts de salaire, les systèmes de domination, les luttes collectives, les questions de classe et de race — sans les reléguer à des dossiers « engagés » isolés du reste du contenu.
- Cesser de médicaliser, culpabiliser ou marchandiser les émotions féminines, en proposant autre chose que des « solutions » individuelles à des problèmes profondément systémiques. Il ne suffit pas de respirer profondément ou d’acheter une tisane au CBD pour alléger le poids du patriarcat.
Certaines revues indépendantes ont déjà pris ce tournant salutaire. Causette, La Déferlante, Regards, Ballast, ou encore les newsletters et plateformes comme Les Glorieuses, incarnent une autre manière de faire de la presse féminine : politique, critique, inclusive, courageuse. Elles ne flattent pas. Elles questionnent. Elles ne vendent pas de crèmes miracles, mais des analyses, des récits, des engagements.
Elles ne cherchent pas à embellir la réalité, mais à la rendre intelligible. Et cela change tout.
Car libérer les femmes, ce n’est pas leur donner des outils pour mieux s’adapter à la cage. C’est démonter les barreaux, pièce par pièce.
Se réapproprier nos représentations
La presse féminine pourrait être un levier de libération. Mais tant qu’elle continuera à imposer des modèles normés, à travestir les injonctions en conseils, à maquiller l’oppression en empowerment, elle restera un outil de contrôle plus que de conscience.
Il ne s’agit pas de refuser toute forme de presse féminine, ni de rejeter les préoccupations esthétiques ou personnelles des femmes. Mais de remettre en question les logiques qui les sous-tendent : pourquoi me dit-on de m’améliorer ? Pour qui dois-je être désirable ? Qui bénéficie de mon mal-être ou de ma quête de perfection ?
Tant que les représentations des femmes seront filtrées par les intérêts du marché, elles resteront mutilées. Tant que les corps seront gérés comme des projets, les esprits resteront occupés. Tant que la parole des femmes sera conditionnée à leur docilité ou à leur potentiel commercial, la liberté restera une illusion.
Alors il nous revient, à nous lectrices, militantes, journalistes, créatrices de contenu, de revendiquer une autre presse. Une presse qui ne nous dise pas qui être, mais qui nous aide à comprendre pourquoi on nous a toujours dit d’être autre chose. Une presse qui n’a pas peur de heurter, de dénoncer, de désobéir.
Parce que penser librement, c’est déjà résister
À lire pour aller plus loin
- Mona Chollet, Beauté fatale – Les nouveaux visages d’une aliénation féminine
- Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes – La bataille de l’intime
- Virginie Despentes, King Kong Théorie
- Laure Murat, Furies – Histoire féministe des violences
