Et si les femmes ne voulaient plus réussir ?

Et si les femmes ne voulaient plus réussir ?
Bas toi, tu es la meilleure

« Et si les femmes ne voulaient plus réussir ? » Cette question, à première vue provocante, invite pourtant à une réflexion profonde sur les normes qui encadrent nos ambitions. Depuis des décennies, le féminisme a lutté pour que les femmes puissent accéder aux mêmes droits, postes et reconnaissances que les hommes. On célèbre aujourd’hui les « réussites féminines » dans tous les domaines, comme autant de victoires individuelles contre le patriarcat.

Mais cette réussite, qu’entend-on vraiment par-là ? Il s’agit souvent d’intégrer un système capitaliste et patriarcal qui valorise la compétition, la performance et la hiérarchie. Un système construit par et pour des modèles masculins, où le pouvoir s’exerce souvent par la domination plutôt que par la coopération. À quel prix les femmes doivent-elles « réussir » ? À quel prix sacrifier leur santé, leur temps, leurs valeurs ?

Refuser cette « réussite » au sens dominant du terme ne signifie pas renoncer à ses ambitions ou à sa liberté. C’est au contraire un acte politique fort, une remise en question radicale d’un modèle qui enferme et exploite. Cette tribune appelle à penser autrement le pouvoir, le travail et l’ambition, pour que les femmes inventent un horizon où réussir ne rime pas avec se conformer, mais avec s’épanouir et transformer.

Le piège de la réussite patriarcale

Dès 1949, dans son œuvre fondatrice Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir observait avec acuité la place assignée aux femmes dans une société dominée par les hommes :

« Le monde est masculin, et la femme y est une étrangère. »

Cette phrase résume l’essence même du système patriarcal, qui impose aux femmes une position d’extériorité et d’aliénation. Dans ce cadre, réussir signifie souvent adopter les codes et les comportements valorisés par un ordre social pensé par et pour les hommes. Autrement dit, la réussite féminine, telle qu’elle est conçue par la société dominante, suppose une forme d’« assimilation » à un modèle masculin — qu’il s’agisse de la manière de s’imposer dans la sphère professionnelle, de la manière de gérer son temps ou même d’exprimer ses ambitions.

Or, ce processus n’est pas sans conséquence. Il contraint les femmes à nier ou à refouler leur subjectivité propre, leurs expériences singulières, leurs rythmes et modes d’être. En d’autres termes, la réussite dans ce système capitaliste patriarcal ne valorise pas l’authenticité féminine, mais l’imitation d’un pouvoir qui se construit sur la domination, la compétition et l’exclusion.

Plus encore, ce modèle exploite non seulement le corps des femmes — par exemple, en invisibilisant le travail reproductif et le care — mais aussi leurs identités. Les femmes sont invitées à s’adapter, à se conformer à une norme unique, universelle, qui efface les différences et maintient les hiérarchies. Réussir, dans ce contexte, revient donc à accepter une double violence : celle de la marchandisation du corps et du temps, et celle de l’effacement de soi.

Cette réussite-là est un piège. Elle ne libère pas, elle aliène. Elle ne transforme pas le système, elle le reproduit. C’est pourquoi il est urgent de penser et d’expérimenter d’autres formes de réussite, qui respectent la pluralité des identités féminines et les conditions réelles de vie des femmes.

Vers un autre rapport au pouvoir

La sociologue Colette Guillaumin, dans son ouvrage L’Idéologie raciste (1972), propose une définition du pouvoir qui dépasse l’idée classique d’une « chose » à posséder ou à accumuler :

« Le pouvoir n’est pas une chose, c’est un rapport qui s’exerce. »

Cette formulation éclaire la nature profondément relationnelle et dynamique du pouvoir. Il ne s’agit pas simplement d’un objet matériel ou d’un privilège statique, mais d’un ensemble de relations sociales, de processus d’appropriation et de domination qui se construisent et se maintiennent dans la société. Par conséquent, penser le pouvoir revient à analyser les rapports entre individus, groupes et institutions, ainsi que les mécanismes qui permettent à certains d’imposer leur volonté sur d’autres.

Or, cette conception ouvre la porte à une redéfinition radicale : si le pouvoir est un rapport social, alors il peut être transformé. Il n’est pas nécessairement synonyme d’oppression ou de contrôle coercitif. Il peut s’exercer autrement, dans des modes qui privilégient la coopération, le soin mutuel et la reconnaissance de l’autre.

Pour les femmes, cette perspective est libératrice. Plutôt que de chercher à reproduire un pouvoir traditionnel — fondé sur la domination, la compétition et la hiérarchie — l’ambition féminine peut s’incarner dans des formes de pouvoir alternatives, qui visent à construire, à fédérer, à soutenir. Ces formes de pouvoir reposent sur l’écoute, le partage et la responsabilité collective, valorisant les qualités souvent dévalorisées dans les systèmes patriarcaux, comme l’empathie, la collaboration ou le travail invisible.

Ainsi, il s’agit de réinventer le rapport au pouvoir en sortant du paradigme dominant qui l’assimile à une conquête solitaire ou à une accumulation d’autorité. Cette autre manière de penser le pouvoir est aussi une stratégie politique : elle remet en cause les fondements mêmes des inégalités, en proposant un modèle où la puissance ne s’exerce pas contre les autres, mais avec eux.

Cette réinvention du pouvoir ouvre la voie à une ambition féminine plus juste, plus humaine et surtout plus durable. Elle invite à imaginer une société dans laquelle le pouvoir se mesure non pas à la domination exercée, mais à la capacité collective de transformer les rapports sociaux vers plus d’équité et de respect.

Sortir du mythe méritocratique

L’historienne du genre Michelle Perrot, dans son ouvrage majeur Histoire des femmes en Occident (1991), souligne avec pertinence :

« La méritocratie masque les rapports de domination en les naturalisant. »

Cette phrase met en lumière l’un des mécanismes les plus insidieux qui sous-tendent notre société contemporaine. La méritocratie, telle qu’elle est généralement présentée, prétend offrir à chacun·e la possibilité de réussir en fonction de son travail, de son talent et de son effort personnel. Elle donne l’illusion d’un monde juste, où la réussite serait la récompense logique du mérite.

Or, ce modèle mérite d’être déconstruit, car il dissimule et banalise des rapports de pouvoir et d’exclusion bien réels. Derrière l’idéal méritocratique, se cachent des structures sociales profondément inégalitaires : inégalités d’accès à l’éducation, discriminations liées au genre, à la classe sociale ou à l’origine, invisibilisation des dominations systémiques.

Ainsi, prétendre que la réussite dépend uniquement du mérite, c’est nier que les conditions de départ ne sont pas les mêmes pour toutes et tous. C’est aussi détourner l’attention des véritables causes des inégalités pour en faire une affaire individuelle.

Pour les femmes, cette méritocratie est doublement trompeuse. Elle les invite à se battre seules pour conquérir une place dans un système qui a longtemps nié leur existence même, tout en occultant les barrières structurelles et symboliques qui continuent de freiner leur ascension.

Refuser ce modèle, ce n’est donc pas simplement rejeter une compétition « à la dure », mais s’inscrire dans une lutte collective pour transformer les rapports sociaux, dénoncer les injustices et créer des solidarités. Ce refus est un acte politique qui dépasse l’ambition individuelle pour penser la justice sociale à l’échelle de la société entière.

Conclusion : Réinventer la réussite féminine

Il ne s’agit pas ici de renoncer à l’ambition, ni de rejeter le désir d’accomplissement personnel ou collectif. Au contraire, c’est un appel à refuser la définition unique et normative de la réussite que la société patriarcale et capitaliste nous impose depuis des siècles. Cette réussite-là, fondée sur la compétition, la domination et la conformité, est épuisante, aliénante, et surtout limitée dans ses perspectives.

Il est urgent d’inventer un autre rapport au pouvoir, un rapport partagé, horizontal, fondé sur la coopération plutôt que la confrontation. Un rapport au travail qui respecte les corps, les rythmes, les besoins humains, et qui reconnaît la valeur des activités souvent invisibilisées, comme le soin, l’accompagnement ou la création collective.

Plus que jamais, la solidarité entre femmes, mais aussi avec toutes les personnes marginalisées par ces systèmes, doit devenir le socle d’une ambition nouvelle. Une ambition qui ne sacrifie ni la liberté individuelle ni le bien-être collectif, mais qui construit des ponts, répare les fractures et ouvre des voies inédites.

Réinventer la réussite féminine, c’est donc ouvrir la voie à un monde plus juste et humain, où la puissance s’exerce pour faire vivre la diversité des expériences et où l’épanouissement ne se mesure plus à l’aune d’un modèle unique, mais à la richesse des relations, des engagements et des libertés.

À lire pour aller plus loin

1. Le Deuxième Sexe – Simone de Beauvoir (1949) : Une analyse fondatrice qui dénonce la construction sociale et historique de la femme comme « Autre ». Une lecture incontournable pour comprendre l’enjeu de la place des femmes dans le système patriarcal.

2. L’Idéologie raciste – Colette Guillaumin (1972) : Une réflexion puissante sur les rapports de pouvoir et d’appropriation, essentielle pour repenser le pouvoir au-delà des modèles dominants.

3. Histoire des femmes en Occident – Michelle Perrot (1991) : Une vaste fresque historique qui éclaire comment les femmes ont été exclues et contraintes dans une société fondée sur des rapports de domination.

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