L’infantilisation généralisée : une stratégie politique de contrôle

L’infantilisation généralisée : une stratégie politique de contrôle
Assemblée Nationale

Dans nos sociétés contemporaines, un phénomène inquiétant s’impose progressivement : l’infantilisation généralisée des citoyens. Ce processus consiste à traiter les adultes comme des enfants, en les maintenant dans une posture passive, dépendante et dénuée d’autonomie véritable. Loin d’être une simple conséquence accidentelle des transformations culturelles ou sociales, cette tendance peut être analysée comme une stratégie politique délibérée. En effet, en maintenant la population dans un état d’assistanat intellectuel et émotionnel, les pouvoirs en place cherchent à exercer un contrôle plus efficace, neutralisant ainsi toute forme de contestation ou de résistance. Cette infantilisation, qui s’exprime tant dans la communication politique que dans la gestion des débats publics, constitue un enjeu majeur pour la démocratie et appelle à une réflexion profonde sur les mécanismes de pouvoir dans nos sociétés.

L’infantilisation, un levier de contrôle social

L’infantilisation des citoyens constitue un puissant levier de contrôle social pour les pouvoirs politiques. En effet, en les traitant comme des consommateurs passifs, les autorités limitent délibérément leur capacité d’analyse et d’autonomie critique. Cette stratégie passe par une simplification excessive des discours politiques : les enjeux complexes sont réduits à des slogans faciles à mémoriser, souvent chargés d’émotions fortes, plutôt que présentés sous un angle rationnel et nuancé.

Cette réduction à une communication émotionnelle transforme l’électeur en un simple consommateur d’affects — colère, peur, espoir superficiel — qui agit davantage sous l’impulsion du moment que par une réflexion approfondie sur les conséquences des choix politiques. Ce phénomène contribue à la dilution du débat public, car la complexité des questions politiques est occultée au profit d’un spectacle émotionnel, où le contenu réel des programmes est peu discuté.

Par ailleurs, ce mode de fonctionnement fragilise les mouvements citoyens et syndicaux. Ces derniers, qui pourraient être des vecteurs essentiels d’organisation, d’éducation populaire et de résistance collective, peinent à mobiliser une population habituée à recevoir des réponses toutes faites, plutôt qu’à construire un discours critique et argumenté. L’infantilisation encourage la passivité et l’attente d’un leadership fort capable de « penser à la place » du citoyen, ce qui entraîne une dépendance accrue vis-à-vis des « experts » et des dirigeants.

Cette dépendance affaiblit profondément la démocratie participative, dont la vitalité repose sur l’engagement autonome des citoyens, capables de s’informer, débattre, et agir collectivement. L’infantilisation, en maintenant une majorité dans une posture de récepteur passif, limite ainsi le contrôle populaire sur les décisions publiques, consolidant un pouvoir centralisé et peu contesté.

La communication politique paternaliste et sécurisante

Le contrôle politique s’exerce également à travers une communication de nature paternaliste, qui se caractérise par un discours moralisateur et protecteur du type « c’est pour votre bien ». Ce mode de communication repose sur l’idée implicite que les citoyens ne sont pas en mesure de comprendre la complexité des décisions politiques et qu’ils doivent donc faire preuve d’une confiance aveugle envers les autorités. Cette posture place les gouvernants dans le rôle de « parents » responsables, censés guider et protéger un « peuple-enfant » incapable de se gérer seul.

Ce discours paternaliste tend à rendre opaques les décisions politiques, justifiant parfois des mesures contestables au nom d’intérêts supérieurs ou d’un bien collectif supposé. Il marginalise toute voix discordante ou critique, souvent qualifiée d’irresponsable, d’extrémiste ou même de dangereuse, ce qui contribue à étouffer le débat démocratique. La stigmatisation des opposants sert ainsi à renforcer la légitimité d’un pouvoir qui se présente comme seul capable de garantir la stabilité et la sécurité.

Par ailleurs, la manipulation des peurs est un levier fondamental dans ce type de communication. En amplifiant les menaces réelles ou imaginaires — qu’il s’agisse du terrorisme, de l’immigration, des crises économiques ou sanitaires — les gouvernants instaurent un climat d’insécurité permanent. Ce climat génère chez la population un besoin accru de protection, conduisant à une acceptation plus large de mesures restrictives des libertés individuelles et à une réduction de la vigilance critique.

En ce sens, la peur devient un instrument de pouvoir, incitant les citoyens à se replier sur l’autorité, au détriment de leur liberté d’esprit et de leur capacité à questionner. Ils préfèrent souvent la sécurité illusoire d’un contrôle renforcé à l’incertitude d’une autonomie politique réelle. Ce mécanisme contribue à affaiblir la démocratie en substituant à la participation active un consentement docile et sous influence émotionnelle.

Une logique paternaliste héritée du patriarcat

L’infantilisation généralisée, en tant que stratégie politique, ne peut être dissociée de son enracinement historique dans le patriarcat. Ce dernier repose sur une hiérarchie dans laquelle l’autorité masculine — du père, du mari, du chef — s’exerce sur des sujets supposés « vulnérables » : femmes, enfants, populations subalternes. Le paternalisme politique fonctionne selon cette même logique : il postule une incompétence de la population à se gouverner elle-même, et justifie le pouvoir comme une protection nécessaire contre elle-même.

Les féministes ont depuis longtemps dénoncé ce processus d’infantilisation, utilisé pour maintenir les femmes à l’écart des sphères de décision. Aujourd’hui, cette logique est étendue à l’ensemble du corps social : les citoyennes sont invitées à se comporter comme des mineur·es politiques, soumis·es à l’autorité bienveillante, mais incontestable, d’un pouvoir qui « sait mieux ».

Ce glissement est révélateur : le pouvoir, sous couvert de protection et de rationalité, se réserve le monopole de la décision, pendant que les populations sont dissuadées d’exercer pleinement leur esprit critique. Comme les femmes hier, les citoyennes aujourd’hui sont priées de faire confiance, de rester à leur place, et de ne pas « compliquer les choses ».

L’infantilisation généralisée apparaît ainsi comme une extension contemporaine des mécanismes de domination patriarcale : elle perpétue la figure d’un pouvoir masculinisé, vertical et protecteur, qui exige obéissance au nom du bien commun. En ce sens, critiquer cette posture, c’est aussi prolonger le combat féministe pour l’émancipation et l’autonomie de toutes et tous.

Conclusion

L’infantilisation généralisée s’impose ainsi comme un outil politique redoutablement efficace : elle permet de neutraliser la critique, d’affaiblir les contre-pouvoirs, et de canaliser la vie démocratique dans une zone de confort intellectuel où les citoyens, réduits à une posture d’assistanat, ne sont plus des acteurs, mais des spectateurs. Cette stratégie, en masquant sa violence symbolique derrière un discours de protection, contribue à l’érosion du lien démocratique et à l’acceptation tacite d’un pouvoir de plus en plus vertical, opaque et autoritaire.

Face à cette dérive, préserver la vitalité démocratique ne consiste pas seulement à défendre des institutions formelles : cela implique de réarmer les consciences, de redonner au citoyen sa pleine capacité d’agir, de comprendre, de décider. Il est urgent de rompre avec les logiques paternalistes, qui présupposent que la complexité du monde excède la capacité de jugement du peuple. Il faut, au contraire, investir dans l’éducation critique, le débat contradictoire, et la transparence politique, afin de restaurer la confiance dans une démocratie fondée sur la participation éclairée plutôt que sur l’obéissance aveugle.

Il s’agit donc d’un véritable choix de société : voulons-nous une démocratie d’adultes, responsables, capables de se confronter à la complexité du réel — ou préférons-nous rester assignés à un rôle d’enfants dociles, gouvernés au nom de leur propre sécurité ? Refuser l’infantilisation, c’est réaffirmer la dignité politique de chacun et le droit fondamental de penser, de contester, d’inventer d’autres mondes possibles.

À lire pour aller plus loin :

  1. Michel Foucault – Surveiller et punir (1975)
    Une analyse indispensable des mécanismes de pouvoir, de surveillance et de discipline. Foucault y montre comment les institutions modernes façonnent des sujets dociles.
  2. Barbara Stiegler – Il faut s’adapter (2019)
    Une lecture critique du néolibéralisme, montrant comment l’injonction à l’adaptation produit une société infantilisée, sous contrôle permanent.
  3. Nathalie Heinich – Ce que le militantisme fait à la recherche (2021)
    Pour réfléchir aux tensions entre pensée critique, engagement et neutralisation de la parole publique, notamment dans les débats contemporains.

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