Loi Duplomb : démocratie court-circuitée, abeilles sacrifiées

Loi Duplomb : démocratie court-circuitée, abeilles sacrifiées
"Sauvez les abeilles"

Une loi présentée comme un soutien aux agriculteurs

Officiellement intitulée « loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », la loi Duplomb entend répondre à la détresse d’un monde agricole en crise. Derrière cette formulation consensuelle se dissimule pourtant un ensemble de mesures lourdes de conséquences pour la biodiversité, la santé publique et la démocratie.

L’une des dispositions les plus décriées est la réintroduction de l’acétamipride, un pesticide de la famille des néonicotinoïdes. Bien qu’il reste autorisé au niveau européen jusqu’en 2033, son usage était suspendu en France depuis 2018 par précaution sanitaire, notamment en raison de sa toxicité avérée pour les pollinisateurs. La loi Duplomb contourne les décisions de l’Anses, qui avait gelé son autorisation, en transférant le pouvoir d’évaluation des produits phytosanitaires à des instances gouvernementales plus proches du pouvoir exécutif. Une manœuvre qui suscite l’inquiétude des scientifiques et des défenseurs de l’environnement.

Les agences d’expertise, et particulièrement l’Anses, voient ainsi leur rôle affaibli au profit de décisions davantage orientées par des considérations politiques et économiques. Le retour en force de produits controversés, sans évaluation indépendante préalable, interroge sur les régressions en matière de santé publique et de protection de la biodiversité.

Une procédure législative expéditive et verrouillée

Le fond n’est pas le seul sujet de controverse. La forme que prend l’adoption de cette loi soulève également des interrogations majeures.

L’usage de la procédure accélérée à l’Assemblée nationale a permis d’évacuer des milliers d’amendements, sans réel débat. Le texte n’a pas fait l’objet d’une navette parlementaire, réduisant les parlementaires à de simples validateurs d’un projet déjà ficelé. Plusieurs élus ont dénoncé une instrumentalisation du processus démocratique. Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie Les Verts, y voit un « contournement honteux du Parlement ». Le journaliste Jean-Marc Proust évoque pour sa part un processus “expéditif” dans lequel la représentation nationale “entérine des décisions prises ailleurs, souvent sous l’influence d’intérêts privés”.

Le député Pascal Duplomb, lui-même exploitant agricole, a bénéficié d’un soutien politique large : majorité présidentielle, droite traditionnelle et extrême droite ont convergé autour du texte au nom de la défense du monde agricole. Une union rarement observée, qui révèle combien l’argument de l’urgence paysanne permet de faire passer des mesures controversées sans résistance majeure.

Une pétition massive, un pouvoir politique sourd

Face à ce texte, la mobilisation citoyenne a été massive. Plus de 2,1 millions de personnes ont signé une pétition en ligne pour réclamer l’abandon de la loi. Du jamais vu depuis les grandes heures de mobilisation contre le CPE ou le mariage pour tous. Pourtant, cette pétition, juridiquement, ne produit aucun effet contraignant. Elle oblige à un débat… sur la pétition, pas sur le fond du texte déjà voté. Un simulacre d’écoute, dénoncé par de nombreuses voix comme un révélateur de l’impuissance populaire dans les institutions actuelles.

Ce décalage entre la mobilisation citoyenne et la trajectoire parlementaire du texte montre une fois encore les limites de la démocratie représentative. Pourquoi des millions de signatures ne suffisent-elles pas à faire obstacle à une loi qui engage l’avenir écologique du pays ? Pourquoi les alertes des scientifiques, les avis des agences sanitaires et les inquiétudes des citoyens pèsent-ils si peu face aux intérêts économiques ?

Le poids des lobbies, l’effacement de l’écologie

Derrière ce texte, plusieurs observateurs pointent le rôle déterminant des lobbies agricoles et industriels. La FNSEA, syndicat majoritaire dans le monde agricole, et les industries phytosanitaires auraient, selon des enquêtes journalistiques, activement participé à la rédaction ou à l’influence du contenu législatif.

Personne ne conteste les difficultés des agriculteurs. Mais faire de cette détresse une justification pour démanteler des garde-fous environnementaux revient à sacrifier l’intérêt général à court terme. L’argument du “pragmatisme” agricole masque mal une logique de dérégulation favorable aux intérêts privés, au détriment de la biodiversité et de la santé publique.

Les chercheurs de l’Inrae ont rappelé les effets délétères des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs, déjà en fort déclin. La réintroduction de substances comme l’acétamipride participe d’un affaiblissement général de la législation environnementale. Une stratégie de grignotage, loi après loi, dérogation après dérogation.

Une crise de régime plus profonde

Au-delà de la question des pesticides, la loi Duplomb illustre un malaise démocratique plus profond. Le Parlement est marginalisé, les agences sanitaires sont contournées, et les citoyens priés de se contenter d’exprimer leur colère en ligne.

Ce n’est pas seulement l’environnement qui est menacé, mais le fonctionnement même de la démocratie. Une démocratie dans laquelle les arbitrages se font de plus en plus sous pression économique, au mépris du débat, de la transparence et de l’intérêt collectif.

Le symbole est puissant : pendant que les abeilles meurent, les citoyens signent une pétition ignorée, et les décisions sont prises à huis clos entre ministères et représentants d’intérêts.

Une loi révélatrice d’un tournant politique

La loi Duplomb n’est pas un accident. Elle s’inscrit dans une tendance plus large de remise en cause des contre-pouvoirs, de compression du débat démocratique et d’affaiblissement de l’expertise indépendante. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la protection de l’environnement, mais notre capacité collective à peser sur les choix qui engagent notre avenir.

Le texte interroge notre conception du progrès : doit-on persister dans un modèle productiviste, au prix de la santé publique et de la biodiversité ? Où faut-il repenser en profondeur notre rapport à l’agriculture, à la science, et à la démocratie ?

En prétendant défendre les agriculteurs, la loi Duplomb sacrifie bien plus qu’elle ne sauve. Elle entérine un renoncement. Et elle oblige chacun à s’interroger : que vaut une démocratie dans laquelle deux millions de voix ne peuvent rien face à un texte déjà voté ? Et que restera-t-il d’un monde agricole si, en prétendant le protéger, on détruit les écosystèmes dont il dépend ?

A lire pour aller plus loin :

« Les lobbies ont écrit cette loi » – Mediapart
Une enquête approfondie sur l’influence des industriels et de la FNSEA dans la genèse de la loi Duplomb.

« Le Parlement dépossédé » – Tribune de juristes dans Le Monde
Analyse juridique de la procédure accélérée et de l’affaiblissement du rôle des contre-pouvoirs institutionnels.

« Pollinisateurs en péril » – Rapport Inrae-CNRS
Synthèse scientifique sur l’impact des néonicotinoïdes, dont l’acétamipride, sur les écosystèmes agricoles et la biodiversité.

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