Pourquoi on ne croit plus aux lendemains : post-68, post-utopie, post-vie.

Pourquoi on ne croit plus aux lendemains : post-68, post-utopie, post-vie.

Depuis les années 1970, une mutation profonde semble s’être opérée dans notre rapport au futur et à l’engagement collectif. Alors que les années 1960 et 1970 étaient marquées par un souffle d’utopie, un grand élan de foi dans la transformation sociale et politique, les décennies suivantes ont vu naître un scepticisme et une désillusion grandissants. Aujourd’hui, beaucoup affirment ne plus croire aux lendemains, à une époque dite « post-68 », « post-utopie » et « post-vie ». Derrière ce constat, c’est une génération qui semble davantage survivre qu’elle ne rêve, livrée à la gestion au quotidien plus qu’à la construction d’un avenir collectif.

1) Le souffle brisé de Mai 68 : fin d’une époque d’utopies

Mai 68 reste un moment charnière dans l’imaginaire politique de la France et, plus largement, de l’Occident. Ce printemps contestataire a cristallisé l’espoir, chez toute une génération, d’un basculement du monde : la hiérarchie patriarcale, le pouvoir autoritaire, le capitalisme productiviste, l’école disciplinaire, l’État centralisé, tout cela devait être renversé, déconstruit, réinventé.

Les slogans, devenus mythiques — « Il est interdit d’interdire », « Sous les pavés, la plage », « L’imagination au pouvoir » — expriment un désir radical de liberté, une rupture avec les carcans anciens et une aspiration à une vie plus intense, plus créative, plus égalitaire. Il s’agissait de remettre en cause non seulement les structures politiques, mais aussi les normes culturelles, les rapports de pouvoir au sein des familles, du couple, du travail, de l’école.

Le mouvement était profondément utopique, au sens noble : il visait une transformation totale du monde, fondée sur des valeurs d’émancipation, d’autonomie, de solidarité. Il ne s’agissait pas d’aménager le système existant, mais d’en sortir.

La société contre-culturelle : entre rêve et récupération

Dans les années qui suivent, les idées de Mai 68 ne disparaissent pas. Elles infusent la société, la culture, les mœurs. On assiste à une véritable révolution anthropologique : libération sexuelle, montée de la critique des institutions, nouvelles formes d’éducation, montée des luttes féministes, écologistes, homosexuelles. En apparence, les « enfants de 68 » ont gagné.

Mais cette victoire est ambivalente. Comme le montre Jean Baudrillard dans La Société de consommation, le capitalisme n’est pas seulement un système économique, il est aussi un système symbolique, capable d’absorber les critiques pour les convertir en moteur de renouvellement. C’est ce qu’il nomme la récupération : les slogans révolutionnaires deviennent des marques, les désirs de liberté se muent en slogans publicitaires, la révolte se transforme en lifestyle.

Exemple frappant : le refus du travail aliéné se transforme, dans les décennies suivantes, en valorisation de l’entrepreneuriat individuel, du « freelance », du développement personnel — non plus contre le système, mais dans le système. La quête de sens devient une niche de marché.

Le philosophe Michel Clouscard a parlé d’un « capitalisme libertaire », né des suites de 68, où le marché adopte les codes de la subversion pour mieux les neutraliser. Le mot d’ordre devient : consommer sa liberté.

L’échec de la révolution politique

Politiquement, les suites de 68 ne sont pas à la hauteur des espoirs portés par le mouvement. La gauche traditionnelle (Parti Communiste Français en tête) se montre méfiante, voire hostile à ce soulèvement qu’elle juge petit-bourgeois, tandis que les partis d’extrême-gauche échouent à transformer l’essai en mouvement structuré.

Très vite, la contre-offensive conservatrice se met en place. Le général de Gaulle est renforcé en juin 68. Les réformes qui suivront sont plus sociétales que structurelles. On assiste à un mouvement de libéralisation culturelle, mais sans transformation radicale des rapports de production ou de pouvoir.

Autrement dit, la libération des mœurs s’est faite sans révolution sociale, et a même parfois permis au capitalisme de mieux s’adapter au désir, à la fluidité, à la mobilité.

Du collectif au moi : une bascule anthropologique

L’un des héritages paradoxaux de Mai 68 est la montée de l’individualisme. Alors que le mouvement se voulait collectif, l’après-68 voit l’émergence d’une culture du « moi d’abord » : affirmation de soi, quête d’authenticité, autonomie personnelle, refus des appartenances fixes. Cela accompagne une désinstitutionalisation générale : recul de la religion, du mariage, des syndicats, des partis politiques.

Mais cet individualisme, s’il porte des promesses d’émancipation, a aussi contribué à fragiliser les solidarités. Il devient difficile de penser un projet commun dans une société où chacun est sommé de se réinventer, de s’autonomiser, de « réussir sa vie » dans un monde hyperconcurrentiel.

Ce glissement du nous vers le je, du politique vers le psychologique, du collectif vers le privé, marque le passage d’un âge de l’utopie à un âge de la gestion de soi.

2) Post-utopie : la disparition des grands récits

La fin du XXe siècle marque un tournant décisif dans notre rapport à l’Histoire, au politique, et à l’avenir. Après l’effondrement de nombreux projets émancipateurs, nous sommes entrés dans ce que le philosophe Jean-François Lyotard appelle la « condition postmoderne » : une époque où les grands récits — ces idéologies totalisantes qui donnaient sens au monde et orientaient l’action — perdent toute crédibilité.

La mort des utopies politiques

Pendant près de deux siècles, les sociétés occidentales ont vécu sous l’ombre portée de grands projets d’émancipation. Le marxisme, le socialisme, l’anarchisme, le tiers-mondisme, le féminisme révolutionnaire : chacun à leur manière, ils proposaient un avenir désirable et radicalement différent du présent, fondé sur une transformation globale des structures sociales et économiques.

Ces désillusions historiques ont engendré une immense perte de confiance dans la capacité des idéologies à produire du sens, du lien, et surtout, de l’avenir. L’utopie n’est plus perçue comme un moteur, mais comme une illusion dangereuse.

Lyotard et la « fin des grands récits »

Dans La Condition postmoderne (1979), Lyotard théorise ce phénomène : à l’ère moderne succède une ère postmoderne, marquée par la méfiance à l’égard des métarécits. Le marxisme, la foi dans la science, la religion du progrès — toutes ces constructions discursives prétendaient expliquer le monde de manière cohérente et offrir une direction à suivre. Elles sont désormais vues comme suspectes, trompeuses, porteuses de violences cachées.

À leur place, un patchwork de récits locaux, personnels, subjectifs, émerge. Chacun fait son propre parcours, choisit ses causes, bricole ses convictions. Ce processus a des effets ambivalents :

  • Il permet une plus grande diversité de voix, de subjectivités, de minorités.
  • Mais il engendre aussi un effondrement du commun, un morcellement de la pensée, et un affaiblissement du politique comme projet collectif.

Le triomphe du présent : vivre sans cap

Ce que nous appelons « post-utopie », c’est aussi une crise de la temporalité. Si l’avenir n’est plus porteur d’une promesse collective, il devient inquiétant ou vide. Le présent, dès lors, devient le seul horizon praticable. On parle de présentisme (François Hartog), une forme de repli temporel sur l’immédiat, où l’on gère, on optimise, mais on ne se projette plus.

  • L’idéalisation de l’instant (culture du zapping, de l’éphémère).
  • La montée de l’anxiété face à l’avenir (écologie, intelligence artificielle, guerre).
  • La difficulté à penser des projets politiques à long terme.

L’utopie déplacée : du politique au personnel

Face à l’effondrement des récits collectifs, la quête de sens ne disparaît pas, mais elle se déplace. L’utopie ne se pense plus en termes de société future, mais de réalisation individuelle : bien-être, développement personnel, reconnexion à soi, résilience, minimalisme, spiritualité douce.

Ce glissement est doublement significatif :

  • Il témoigne de la désaffection envers les structures collectives, jugées inefficaces ou aliénantes.
  • Mais il traduit aussi une forme de repli, où la transformation du monde passe après celle de l’individu.

Ainsi, le yoga remplace la révolution, l’harmonie intérieure remplace l’égalité sociale. Ce n’est pas nécessairement négatif, mais c’est le symptôme d’une perte de foi dans la possibilité d’un demain commun.

Le paradoxe contemporain

Nous vivons un paradoxe troublant : jamais le besoin d’utopie n’a été aussi fort, et jamais il n’a été aussi difficile de la penser. Face aux crises climatiques, sociales, économiques, nous avons urgemment besoin d’imaginer des futurs alternatifs. Et pourtant, nos récits collectifs sont à sec.

La société est donc suspendue entre :

  • Un désir d’avenir (que faire ? où aller ? comment vivre ensemble ?)
  • Et une incapacité à le formuler autrement qu’en termes techniques, gestionnaires, ou catastrophistes.

3) Le tournant post-vie : survivre au lieu de rêver

Si Mai 68 rêvait de vivre « plus intensément », la génération actuelle semble, à bien des égards, condamnée à survivre. Non pas au sens strictement biologique, mais dans un sens existentiel, social, et psychologique. L’horizon n’est plus celui d’une vie à construire collectivement, mais d’un monde à supporter. La question n’est plus : comment changer le monde ? mais : comment tenir ?

Une époque marquée par l’épuisement

La fatigue est devenue un mot-clé de notre époque. Elle n’est plus seulement physique ou professionnelle, elle est anthropologique, comme l’analyse brillamment le sociologue Alain Ehrenberg dans La Fatigue d’être soi (1998). Dans une société où l’individu est sommé de s’auto-réaliser, de se réinventer sans cesse, de gérer ses émotions, sa carrière, sa santé, sa visibilité, son empreinte carbone, l’épuisement devient structurel.

Ce que cette fatigue dit de nous, c’est l’impossibilité de se projeter. Trop de charge mentale, trop d’instabilité, trop de crises simultanées. Le rêve, dans ce contexte, devient un luxe ou un danger. Il faut survivre, faire face, tenir bon. La « santé mentale » remplace l’espérance politique.

Le climat : la peur de l’avenir

Jamais une génération n’a autant intégré la possibilité concrète de la fin du monde. Le réchauffement climatique, la sixième extinction de masse, les catastrophes naturelles à répétition : tout cela constitue une toile de fond anxiogène.

La collapsologie, popularisée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, parle d’effondrement à venir, non comme une fiction, mais comme une hypothèse rationnelle. Cette pensée de la fin possible génère un état de sidération ou de paralysie : comment rêver d’un monde meilleur quand on doute de la survie même du monde ?

Le travail : du lieu d’épanouissement au lieu de violence

Le monde du travail, autrefois associé à l’intégration sociale, à la dignité et au projet de vie, est de plus en plus perçu comme un lieu de souffrance ou de dépossession. La « grande démission », le « quiet quitting », les reconversions massives vers des métiers manuels ou agricoles : autant de signes d’une rupture. Mais là encore, le rêve de rupture reste souvent individuel.

L’effritement des liens et la solitude de masse

Familles éclatées, relations instables, absence de communauté durable : beaucoup vivent désormais dans un isolement existentiel profond. Les institutions structurantes — couple, religion, parti, syndicat — se sont effondrées.

Une génération de la lucidité

Mais ce constat ne doit pas verser dans le misérabilisme. Il existe dans cette génération une lucidité rare, une conscience aiguë de la complexité du monde. Elle refuse les discours creux, elle demande du concret, du vrai. C’est peut-être le socle d’une utopie nouvelle.

Survivre, rêver, recommencer ?

Nous vivons une époque charnière. Après l’utopie déçue de Mai 68, après l’effondrement des grands récits et la montée d’un présentisme anxieux, après la bascule dans une survie quotidienne marquée par la fatigue et la peur du futur, une génération se tient là, lucide, désenchantée, mais encore habitée par une quête de sens.

Cette génération ne croit plus aux lendemains radieux annoncés d’en haut. Elle se méfie des mots trop grands, des promesses sans conséquences, des idéologies qui dévorent les vivants. Mais ce n’est pas une génération morte. C’est une génération qui doute. Qui tente, par fragments, de reconstruire des formes de liens, des façons d’habiter le monde, des projets à taille humaine.

Il ne s’agit peut-être plus de rêver d’un monde idéal, mais de reconfigurer l’utopie, de la penser autrement : non plus comme un modèle total, mais comme une constellation de gestes, de luttes, d’inventions locales. Une utopie modeste, concrète, radicale dans son refus du mensonge.

Rêver, alors, ne serait plus fuir le réel, mais lui faire face autrement. Et survivre, non plus comme une impasse, mais comme un point de départ.

À lire pour aller plus loin

  • Jean-François Lyotard – La Condition postmoderne (1979)
  • Alain Ehrenberg – La Fatigue d’être soi (1998)
  • Pablo Servigne et Raphaël Stevens – Comment tout peut s’effondrer (2015)
  • Thomas Frank – Le Marché de la Révolte (The Conquest of Cool, 1997)

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